| DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES TERRITORIALISÉS |
Le monde rural n’est pas déconnecté des réalités urbaines. Les activités agricoles et non agricoles sont interconnectées. Un ensemble de dynamiques économiques, sociales et politiques ont pour cadre les villes intermédiaires. Ces villes constituent-elles un avantage réel pour les agricultures familiales ? Quel rôle les agricultures familiales y occupent-elles ? Comment y fonctionnent les circuits alimentaires ?
Reconnecter les campagnes aux villes intermédiaires
Des villes de l’entre-deux
Comme à ce jour il n’existe pas de définition consensuelle des villes intermédiaires, nous considérerons pour cet article qu’une ville intermédiaire est un espace urbanisé qui se situe entre un espace métropolisé et un espace rural et qu’elle peut donc représenter n’importe quelle forme d’urbanisation entre la grande et la petite ville ou entre la petite ville et le village.
Plusieurs études confèrent aux villes intermédiaires un grand potentiel. Elles abritent, selon les estimations, en moyenne 20 % de la population mondiale1. Les villes dites intermédiaires ouvrent des perspectives jusqu’à présent peu explorées pour compenser la pression démographique et pour élargir le champ de possibilité des habitants en milieux ruraux. Dans un contexte où de nombreuses mégapoles font face à des défis sociaux considérables, tels que la pauvreté, le chômage et la pollution, il apparait que les villes intermédiaires attireront une population de plus en plus importante dans les années à venir.
Par conséquent, les villes intermédiaires joueront un rôle important dans le démantèlement de la hiérarchie urbaine « traditionnelle » qui positionne les métropoles (et mégapoles) en haut de l’échelle pour ensuite catégoriser certaines villes comme « moyennes » ou « petites », sur base du nombre d’habitants.
Un rôle pour les agricultures familiales
Comme le soulignent les professeur.e.s Mainet et Racaud 2 « l’urbanisation est devenue un moteur du développement du secteur agricole (…) et les échelles d’analyse se doivent d’incorporer la ville et la campagne comme des éléments en interaction continue. (…) En déconstruisant le paradigme actuel du système alimentaire mondialisé, des politiques plus adaptées aux défis alimentaires de demain pourront être mises en place ».
Les dynamiques de villes intermédiaires doivent permettre un développement valorisant les ressources alimentaires endogènes et les échanges intra-régionaux. À cet égard, le concept de City-Region Food Systems3 met l’emphase sur le développement de systèmes alimentaires résilients et durables qui incorporent les zones urbaines, péri-urbaines, rurales et régionales.
Et de proposer comme alternative la mise en place de systèmes alimentaires territorialisés : des initiatives locales innovantes par exemple en termes de gouvernance et de gestion collective des ressources. Ces systèmes privilégient les différentes formes d’agriculture familiale et des réseaux de petites entreprises agroalimentaires qui valorisent les produits dans des filières de proximité et dans des circuits alternatifs de commercialisation qui partagent la valeur ajoutée créée. Cela s’accompagne de l’invention de nouveaux modèles de production plus respectueux de l’environnement et de la santé. Ces systèmes alimentaires territorialisés sont le plus souvent issus d’initiatives de producteurs, mais également de mouvements de consommateurs et de mouvements associatifs dans le cadre de politiques territoriales locales. Ces systèmes ne regroupent donc pas seulement des réseaux de producteurs, d’agriculteurs, mais aussi d’autres acteurs dont le secteur d’activité n’est pas agricole.
Villes intermédiaires, lieux stratégiques
Est-ce qu’investir davantage dans les villes intermédiaires plutôt que dans les métropoles permettrait de réduire la pauvreté ?
En 2018, une étude4 financée par le Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA) a conclu que le renforcement des politiques visant les activités agricoles et non-agricoles dans le contexte rural doit rester la priorité.
Cette étude s’oppose visiblement à d’autres recherches comme celles conduites par l’économiste de la Banque mondiale Luc Christiaensen 5, qui soutient au contraire qu’un budget important devrait être consacré aux initiatives de réduction de la pauvreté dans le contexte urbain, et plus particulièrement au niveau des villes intermédiaires.
Faux débat ? Concrètement, les villes intermédiaires jouent un rôle économique en facilitant les interactions entre les acteurs ruraux et les acteurs urbains et en permettant de simplifier le système d’échange de services et de produits. Elles occupent de ce fait une place importante dans les processus de développement territorial évoqués ci-dessus. Ce processus est une « transformation d’un espace rural donné pour améliorer les conditions de vie de sa population. La réduction de la pauvreté rurale en est un objectif essentiel» 6.
Les villes intermédiaires facilitent les interactions entre les acteurs ruraux et les acteurs urbains et permettent de simplifier le système d’échange de services et de produits.
Les villes intermédiaires facilitent les interactions entre les acteurs ruraux et les acteurs urbains et permettent de simplifier le système d’échange de services et de produits.
En soutenant la production agricole au niveau local et régional, les villes intermédiaires établissent des liens entre l’arrière-pays rural (hinterland) et les marchés nationaux et internationaux. Par conséquent, elles représentent des lieux économiques stratégiques de (re)distribution permettant le renforcement des liens entre les sphères urbaine/ rurale et locale/ globale 7.
Mbale (Ouganda) : au-delà du marché local
Des études empiriques ont été effectuées par Hélène Mainet et Sylvain Racaud 8 dans la région du Mont Elgon, situé à la frontière entre le Kenya et l’Ouganda. Cette zone montagneuse est particulièrement intéressante car elle s’inscrit dans un système plus large d’interconnections entre différentes villes et villages. La ville de Mbale, en Ouganda, au pied du Mont Elgon, compte environ 100 000 habitants et sert de point de ralliement avec des villes plus petites comme Kapchorwa ou Bududa. À Mbale, qui joue le rôle de ville intermédiaire, les marchés sont très animés : des petits producteurs viennent y vendre leurs produits et des commerçants s’approvisionnent dans les zones rurales à proximité pour revendre ensuite la marchandise à des marchands urbains. Trois fois par semaine, des revendeurs de légumes (pommes de terre, patates douces, carottes, oignons, bananes) sont ravitaillés en marchandises provenant des exploitations aux alentours.
Les revendeurs jouent ici un rôle clé : ils achètent de la marchandise en zone rurale, et la transportent pour ensuite la revendre à des détaillants en zone urbaine, reliant ainsi les différents marchés des territoires environnants. Mais Mbale n’a pas simplement un rôle au niveau du réapprovisionnement local, elle influe également les dynamiques de redistribution à plus grande échelle. En effet, une partie de la production de la région autour du Mont Elgon est également vendue dans d’autres grands centres urbains, comme Jinja ou Kampala ou est dispersée à travers le pays via d’autres villes intermédiaires. Des villes comme Mbale permettent aussi aux personnes vivant dans des zones recluses d’accéder à des produits importés (du Kenya ou de pays étrangers, via Kampala).
Les producteurs de tomate ont très peu d’influence sur les prix proposés sur le marché local de Kaya ou sur les marchés de Ouagadougou.
Les producteurs de tomate ont très peu d’influence sur les prix proposés sur le marché local de Kaya ou sur les marchés de Ouagadougou.
Les villes intermédiaires comme Mbale sont indispensables dans le processus de redistribution de biens et de produits ; elles contribuent à l’intégration des zones isolées / rurales et permettent donc de créer des liens entre l’arrière-pays et les marchés nationaux et internationaux.
Mbale, comme bien d’autres villes, peut être définie comme faisant partie d’un réseau de « marchés territoriaux ». Le concept de marché territorial fait référence à ces régimes complexes d’acteurs et d’exploitants « territoriaux » (identifiés à travers un territoire spécifique) qui interagissent, en ayant pour propension de créer de la richesse tout en répondant à la demande alimentaire à différents niveaux. Ils peuvent opérer au niveau du village, mais aussi aller jusqu’à l’échelle du district, du pays, transfrontalier ou régional. Ils ne peuvent donc pas uniquement être définis comme étant des marchés « locaux ».
Kaya (Burkina), au centre d’une toile de 71 villages
Au Burkina Faso, la commune de Kaya est une ville intermédiaire composée de 71 villages sur l’axe qui relie Dori à la capitale Ouagadougou, située à une centaine de kilomètres plus au Sud.
Le dernier recensement général de la population réalisé en 2006 à Kaya a dénombré 51 778 habitants 9 . Depuis 2006, Kaya est devenue le chef-lieu de la région Centre-Nord. Le centre de Kaya est un point de convergence des 71 villages alentours. Dans le cadre de son statut de cheflieu, un dispositif d’implication citoyenne dans la gestion des affaires publiques a été mis en place. Tous les 3 mois, 2 élus issus de chacun des 71 villages du département sont envoyés au conseil communal à Kaya. Ce conseil est censé permettre une meilleure représentation des intérêts des communautés plus isolées.
Les 71 villages composant Kaya sont pour la plupart des zones de production agricole (piments, haricots, arachides, pommes de terre, tomates, oignons) et d’élevage. Le pouvoir d’achat dans la région est faible, l’achat de produits manufacturés est limité. Au niveau des villages, les producteurs s’organisent collectivement pour vendre leur marchandise et fidéliser leurs clients en se déplaçant régulièrement au centre de Kaya. Mais la question de la relation au marché reste préoccupante au détriment des producteurs.
Si le circuit est court, il reste peu lucratif avec peu de valeur ajoutée et une forte dépendance des prix fixés par les commerçants. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir vers un système alimentaire territorialisé tel que décrit dans cet article.
Le cas de la tomate est emblématique. La tomate est un produit très périssable. Or, malgré l’existence de plusieurs unions communales de groupements de producteurs maraîchers, ceux-ci ne sont pas suffisamment organisés pour des ventes groupées et n’ont dès lors pas ou très peu d’influence sur les prix proposés sur le marché local de Kaya ou par des collecteurs visant les marchés de Ouagadougou et de l’exportation.
En outre, en cas de vente à des intermédiaires, les producteurs n’ont aucune visibilité sur la suite du circuit de distribution.
C’est ainsi qu’une caisse vendue bord champ ou au marché vaut environ 5 000 FCFA (7.6 €). Cette même caisse permet de fabriquer 60 boîtes de purée de tomates d’une valeur 12 fois supérieure en boutique (1 000 FCFA la boîte – 1.5 €)
40 tonnes vendues bord champ au Burkina Faso valent 2 millions de FCFA (3 050 €). Elles seront revendues au Ghana pour 20 millions de FCFA, soit 30 490 € !
L’installation d’une petite unité de transformation sous le contrôle des producteurs est en cours et sera une alternative pertinente à la condition que sa gouvernance soit bien assurée.
Une alimentation durable en zones urbaines
Ces deux exemples contrastés montrent la diversité des enjeux à relever en fonction des contextes. À des niveaux très différents, ces deux villes intermédiaires ont en commun de devoir trouver des solutions innovantes pour faire évoluer leurs rapports avec les zones rurales. Il est donc important de renforcer les services publics et les réseaux de communication de façon à connecter les différentes zones de manière durable dans des économies fondées sur les agricultures familiales.
Soutenir les marchés territoriaux dans les villes intermédiaires devrait idéalement permettre de combler les écarts entre « le monde rural » et « le monde urbain ». La consolidation d’un système reliant plus efficacement les villes intermédiaires entre elles aurait également un impact non négligeable sur la pression démographique puisqu’elle permettrait de désencombrer les grandes villes principales.
Rédaction : SOS Faim1 UCLG – United Cities and Local Governments. [online] : https://www.uclg.org/fr/agenda/ villes-intermediaires
2 Mainet, H. and Racaud, S. (2015). Secondary towns in globalization: Lessons from East Africa. [online] :https://journals.openedition.org/articulo/2880
3 A vision for City Region Food systems, FAO, Ruaf Foundation, http://www.fao.org/3/a-i4789e.pdf
4 IFAD (2018). Poverty reduction during the rural-urban transformation. IFAD Research Series. [online] : IFAD. https://www.ifad.org/documents/38714170/40275993/22_research_series.pdf/7331c74c-e325-494f-b7ff-3d31314af367?eloutlink=imf2ifad
5 Christiaensen, L., De Weerdt, J., & Todo, Y. (2013). Urbanization and poverty reduction: the role of rural diversification and secondary towns1. Agricultural Economics, 44(4-5), 435-447. doi:10.1111/agec.12028
6 Mees, M. and Navarro, C. (2018). Le développement Territorial. Dynamiques Paysannes, (45).
7 Andreasen, M., Agergaard, J., Kiunsi, R. and Namangaya, A. (2017). Urban transformations, migration and residential mobility patterns in African secondary cities. Geografisk Tidsskrift-Danish Journal of Geography, [online] 117(2), pp.93-104. https://www.researchgate.net/publication/316926751_Urban_transformations_migration_and_residential_mobility_patterns_in_African_secondary_cities
8 Mainet, H. and Racaud, op.cit
9 Un nouveau recensement est prévu en novembre et décembre 2019.